Alors que l’Institut Pasteur entre dans sa 130e année d’existence - 130 ans célébrés le 14 novembre 2018 -, nous interrogeons Jean-Pierre Changeux, éminent chercheur à l’Institut Pasteur, sur la découverte de ce récepteur de neurotransmetteur lié à un canal ionique. Une révolution en neuroscience. Le chercheur publie dans Trends in Neuroscience un papier évoquant l’histoire de l’identification structurale du canal ionique de ce récepteur.
Dans les années 1970, Jean-Pierre Changeux et son groupe isolent le récepteur nicotinique de l’acétylcholine. Ce récepteur membranaire, situé au niveau des synapses des neurones, est notamment impliqué dans la transmission neuromusculaire et motrice. Il a connu plusieurs étapes successives d’identification avant d’être décrit au niveau atomique, notamment par les méthodes de la biologie moléculaire et de la biologie structurale.
Dès les années 70, vous avez isolé en laboratoire le récepteur nicotinique de l’acétylcholine et vous avez depuis contribué à de nombreuses publications sur ce récepteur. Pourquoi publier ce mois-ci un nouvel article, historique cette fois-ci, sur le sujet ?
En effet, il y a 40 ans, nous avons isolé avec un confrère taïwanais le récepteur nicotinique de l’acétylcholine, à l’aide d’un étonnant marqueur : une toxine de venin de serpents. C’était le point de départ d’une aventure scientifique extraordinaire. Et 2018 est une année un peu particulière pour moi car c’est le 20e anniversaire d’un article important sur le récepteur nicotinique cérébral engagé dans la dépendance à la nicotine [voir encadré plus bas]. Ce contexte m’a poussé à accepter la proposition du journal scientifique Trends in Neuroscience de publier un article expliquant un pan particulier de l’histoire du récepteur nicotinique de l’acétylcholine : l’identification de la structure du canal ionique qui lui est associé. Une étape importante dans l’étude de ce récepteur.
Quelle est donc l’histoire de la découverte du récepteur de l’acétylcholine ?
Tout commence par la notion même de récepteur. Cette notion est un héritage des travaux de Claude Bernard qui ont été repris par la suite en Angleterre. Au XIXe siècle, Claude Bernard a montré que le curare (utilisé en anesthésie générale) intervenait à la jonction entre nerf et muscle, entraînant une paralysie et une baisse du tonus musculaire. Le Britannique John Newport Langley a montré dès 1905 que le curare agit sur la face musculaire de la jonction nerf-muscle au niveau d’une structure qu’il qualifie de « substance réceptrice » ou récepteur. Langley a été un pionnier dans l’étude de l’effet du curare dont il a montré qu’il bloquait l’effet de la nicotine : la nicotine déclenchant une contraction musculaire, le curare inhibant cet effet sur le muscle.
C’est plus tard que l’acétylcholine a été démontrée agir comme neurotransmetteur par Otto Levi, dans les années 1930 puis par sir Henry Dale. Il y a eu ensuite de nombreux travaux d’électrophysiologie et de pharmacologie pour comprendre ce qui se passait lors de la propagation du signal nerveux au niveau du nerf et aussi au niveau du contact - ou synapse - entre une terminaison nerveuse et sa cible : la transmission synaptique chimique. Mais tout cela est intervenu après la seconde guerre mondiale.
Comment en est-on arrivé à isoler le récepteur de l’acétylcholine ? Est-ce dû aux progrès de la recherche fondamentale et l’intervention de nouvelles disciplines ?
En effet, les études biochimiques menées jusqu’alors avaient échoué du fait du manque de spécificité des molécules utilisées pour étiqueter/repérer. C’est l’introduction d’un marqueur spécifique et l’utilisation de l’organe électrique de poisson [un tissu très riche en synapses cholinergiques comme l’avait montré par David Nachmansohn dès 1936 lorsqu’il travaillait à Paris, NDLR] qui a permis l’isolement du récepteur de la nicotine étudié par Langley.
Dans les années 70, la rencontre avec un pharmacologue de Taïwan, Chen Yuan Lee, qu’une talentueuse chercheuse de l’Institut Pasteur, France Depierre, m’avait présenté a été décisive. France était une élève de Daniel Bovet, dans la grande tradition pasteurienne de chimie [également l’épouse du vulcanologue Haroun Tazieff, NDLR]. Nous étions beaucoup de groupes en concurrence à l’époque mais nous avons été les premiers à isoler le récepteur de l’acétylcholine grâce à l’exceptionnelle spécificité de la toxine du serpent Bungare. Ensuite, le récepteur a été purifié et les premiers éléments de sa séquence d’acides aminés ont été établis à l’Institut Pasteur. Ils ont été confirmés ensuite par tous les chercheurs à travers le monde et en particulier par l’éminent confrère japonais, Shosaku Numa, qui a été le premier à publier la séquence complète du récepteur de l’acétylcholine de poisson torpille.
L’étape suivante fut la localisation du canal ionique dans le récepteur de l’acétylcholine ?
Oui, les physiologistes du monde entier se demandaient ce qu’était ce canal ionique dont ils enregistraient l’ouverture lors de l’application d’acétylcholine ? L’idée était que le canal se trouvait dans la partie du récepteur qui traverse la membrane synaptique : les segments transmembranaires. C’est Jérôme Giraudat, dans mon laboratoire, qui dans les années 80 a réussi à localiser le canal au niveau du segment MII, avec l’identification d’un des composants de ce canal, la sérine 262 [par marquage photochimique en utilisant un bloquant du canal, NDLR]. Les chercheurs Shosaku Numa et Henry A. Lester [ancien post-doctorant chez Jean-Pierre Changeux, NDLR] ont confirmé et documenté cette localisation, par des analyses de mutagenèse dirigée, en apportant plusieurs éléments de structure nouveaux du canal.
S’agissait-il du premier canal ionique ainsi identifié ?
Oui, c’est bien le premier canal ionique dont la structure a été identifiée. Le récepteur nicotinique est aussi le premier récepteur membranaire de neurotransmetteur découvert dans le système nerveux. C’est une étape importante de l’histoire de la neuroscience. Nous avons de plus montré que le canal ionique est structurellement distinct du site où se fixe l’acétylcholine mais que celui-ci contrôle, à distance, l’ouverture du canal. Nous sommes donc en présence d’une interaction allostérique*.
* L’allostérie est un concept formalisé par Jacques Monod, Jean-Pierre Changeux et Jeffries Wyman dans une série d’articles, dont le plus important a été publié en 1965 dans Journal of Molecular Biology : On the nature of allosteric transitions: a plausible model. Monod J, Wyman J, Changeux JP. J Mol Biol. 1965 May;12:88-118.
Il y a donc eu de nombreuses contributions scientifiques autour du récepteur nicotinique de l’acétylcholine.
Certainement, on peut retenir qu’il s’agit, comme souvent en science, de travaux menés par des équipes de chercheurs à travers le monde. J’ajouterai que l’histoire de cette découverte montre comment la biologie du cerveau, qui a été pendant des décennies entre les mains des anatomistes et des physiologistes, a vécu une sorte de révolution avec l’arrivée de la biologie moléculaire, discipline dont l’Institut Pasteur est l’un des étendards.
Source
Structural Identification of the Nicotinic Receptor Ion Channel, Trends in Neurosciences, février 2018.
Jean-Pierre Changeux1, 2
1. CNRS UMR 3571, Institut Pasteur, Paris F-75724 Cedex 15, France.
2. Chaire de Communications Cellulaires, Collège de France, Paris F-75005, France.
La démonstration du rôle du récepteur nicotinique dans la dépendance à la nicotine
En 1998, une étape historique est franchie à l’époque d’une controverse au sujet de la nicotine, on se demandait alors si c’était une substance addictive ou pas. Jean-Pierre Changeux et son équipe, tout particulièrement une post-doctorante américaine, Marina Picciotto, établissent la première démonstration décisive du rôle du récepteur nicotinique dans la dépendance à la nicotine. « Notre travail avec d’autres a contribué à montrer que le récepteur nicotinique est bien engagé dans la dépendance à la nicotine et qu’il existe des mécanismes neurobiologiques de la dépendance. » C’est le début de l’analyse génétique des mécanismes de la dépendance à la nicotine.
Source
Acetylcholine receptors containing the β2 subunit are involved in the reinforcing properties of nicotine, Nature, 8 janvier 1998.
Marina R. Picciotto, Michele Zoli, Roberto Rimondini, Clément Léna, Lisa M. Marubio, Emilio Merlo Pich, Kjell Fuxe & Jean-Pierre Changeux.